Il y a 100 ans, la
prophétie de Barjavel
NOUS VIVONS DANS UN UNIVERS
IMMUABLE PARCE QUE NOUS L'AVONS TOUJOURS VU OBÉIR
AUX MÊMES LOIS .
DOCTEUR FAUQUE, PERSONNAGE DE RAVAGE
SOUS LE ROMAN, L'ECONOMIE
L'écrivain et journaliste
s'illustre par une vision très pessimiste du progrès scientifique
et technologique. «Ravage», achevé en 1942, trouve un écho
particulier avec notre époque
GREGOIRE BARBEY
«Ne sais-tu pas, ne vous l'ai-je pas appris à tous, que les hommes se perdirent justement parce qu'ils avaient voulu épargner leur peine? Ils avaient fabriqué mille et mille et mille sortes de leurs efforts. ….
Dans leurs cerveaux , toute la connaissance du monde se réduisait à la conduite de ces machines. Quand elles s 'arrêtèrent , toutes à la fois , par une volonté du ciel, les hommes se trouvèrent comme des huitres arrachées à leur coquille. Il ne leur
restait quà mourir…
Ces mots de François Deschamps, le héros du roman d'anticipation Ravage, résonnent étrangement en 2025. René Barjavel a achevé son ouvrage en 1942, soit quatorze ans avant la popularisation de la notion d'«intelligence artificielle», dont le développement a permis d'automatiser de plus en plus de tâches grâce aux machines.
L'écrivain français ignorait encore tout du rôle qu'allait jouer l'informatique dans les décennies à venir.
Dans le Paris de 2050 imaginé par l'auteur, nulle trace des puces
en silicium qui ont envahi tous nos appareils modernes, donc. Pour-
tant, cet univers fict if partage une même caractéristique avec notre
époque: le rôle crucial joué par l'électricité. Dans le monde esquissé
par René Barjavel, l'énergie électrique occupe toute la place. L'humanité en est dépendante. Elle alimente les moyens de transport, les réseaux de communication, permet le pompage et l'épuration de l'eau et offre même l'accès à des matériaux aux propriétés inédites.
Alors forcément, lorsque l'électricité disparait soudainement, un soir,
sans crier gare, c'est la sidération et
même le déni qui dominent.
«De toute façon, ça ne peut pas durer.
Tout va recommencer comme avant,
dans quelques instants, tout de
suite…», se lamente un personnage.
René Barjavel ne s'embarrasse pas a
chercher une quelconque explication rationnelle à cette disparition
L'un de ses protagonistes, le docteur Fauque, préfère d'ailleurs
déceler dans cet événement un caprice de la nature. «Nous vivons
dans un univers que nous croyons immuable parce que nous
l'avons toujours vu obéir aux mêmes lois, mais rien n'empêche
q u e tout puisse brusquement changer, que le sucre
devienne amer, le plomb léger et que la pierre s'envole au lieu de tomber quand la main la lâche.»
En définitive, la cause qui a mené à ce chaos importe peu. Ce qui intéresse l'écrivain français, c'est plutôt de raconter comment la disparition de l'électricité provoque des réactions en chaine, menaçant jusqu'à la survie de l'humanité. Faute d'énergie, les gens ne
peuvent plus se déplacer à grande vitesse sur de longues distances.
Les ascenseurs étant immobilisés. les bâtiments qui comptent plusieurs centaines d'étages deviennent des obstacles pratiquement insurmontables. L'accès à l'eau courante n'est plus possible.
Et, comme si ça ne suffisait pas, le gouvernement est totalement
désorganisé. «Qu'allait-il devenir, lui qui ne se déplaçait jamais que par le
secours des moteurs, qui parcourait volontiers quelques milliers
de kilomètres dans sa journée, mais à qui cinq cents mètres parais-
saient une distance terrifiante s'il s'agissait de la couvrir à pied ?».
s'interroge René Barjavel, à propos d'un richissime magnat de la
plus puissante radio parisienne.
«La loi de la jungle allait devenir
la loi de la Cité», avertit l'auteur.
Les anciennes valeurs, comme
l'argent, ne pèsent plus rien dans ce monde en proie au chaos.
Habitué à dominer son monde, cet homme arrogant n'a plus aucun
levier pour exercer son pouvoir.
Son destin sera funeste, comme
celui de tant d'autres personnages durant ce récit apocalyptique.
Puisque plus rien ne fonctionne, les incendies qui naissent ici et
là, dans la ville, ne peuvent pas être con t e n u s . Les flammes dévorent
les rues, puis les périphéries de la cité, et enfin la campagne.
François Deschamps, le protagoniste, s'enfuit avec quelques compagnons d'infortune et Blanche, l'amour de sa vie.
Durant cette aventure cauchemardesque, cet homme aux origines modestes sera amené à faire fi de toute morale, luttant pour sa survie. Jusqu'au moment où il retrouvera sa terre natale en Provence acquérant au
passage le statut de patriarche. Ainsi, il va réinstaller d'anciennes
coutumes pour permettre aux habitants de la vallée de prospérer à nouveau, débarrassés de toute technologie avancée.
René Barjavel prône à travers son récit le retour à un état de
nature, glorifiant d'une certaine manière le triptyque «travail ,famille, patrie»qui était à la mode lorsqu'il a écrit Ravage. Sa vision très pessimiste à l'égard du progrès technologique et scientifique
peut sembler désuète, et pourtant elle trouve un écho particulièrement actuel en 2025. Bien que la tendance soit toujours à l'accélération, notamment en lien avec le développement de l'intelligence artificielle, de plus en plus de critiques sur les effets pervers de la
technologie prennent corps de nos jours.
A l'heure où le réchauffement climatique impose aussi de repenser notre rapport à la croissance, ce récit laisse entrevoir les conséquences dramatiques qu'aurait une décroissance subie.
Source : B.F. , Livre : Ravage de René Barjavel (1942) résonne étrangement en 2025. | Le Temps 12/08/25
photo : pixabay