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Dans les yeux de Sarine

 

 

Ces temps-ci, je réfléchis beaucoup à la notion du temps et aux barrières qu’elle nous impose. Ma réflexion s’est amorcée lors de la lecture de La Nausée de Jean-Paul Sartre, qui adresse l’angoisse liée au passage du temps. Une des raisons pour laquelle j’adore la lecture est qu’elle permet d’élucider certains aspects de ma vie personnelle. Étant une jeune fille dans ses vingtaines, je ressens l’énorme emprise du temps sur ma vie. En avançant en âge, non seulement suis-je accueillie par des rides, mais aussi par les attentes qui sont inextricablement liées à mes nombres d’années sur terre. Mes vingtaines, elles, devraient être emplies d’aventures, d’amours, de sorties, de spontanéité. Mes vingtaines, elles, devraient être un refuge pour mes nostalgies. Pour chaque minute qui s’écoule, mes vingtaines me répètent : tu dois vivre, tu dois vivre, tu dois vivre, tu dois vivre…mais comment puis-je vivre si le sens de ce mot m’est inconnu ?

            Dans le contexte de la pandémie mondiale, on m’a souvent répété « qu’il ne fallait pas arrêter de vivre sa vie ».  Ah, je ne savais pas que je ne vivais plus. Pourtant, je n’étais pas morte…du moins, je n’avais pas l’impression de l’être. Je mangeais, je dormais, je réfléchissais …non, j’affirme que j’étais bel et bien vivante. Mais alors, quelle est cette vie dont on me parle ?

 

Magasiner ? Se souler ? « Dater »? Aller au restaurant ? « Chiller »? Voyager ?

 

            En début de pandémie, le confinement était sans cesse publicisé comme étant la parfaite occasion pour prendre une pause de sa vie. Cette conception des choses me tracasse pour quelques raisons. D’abord, elle implique que la perception sociétale de la vie se fonde principalement sur la consommation et sur la production.  En l’absence de ces forces motrices, la société se propulse dans une stagnation insupportable, ne méritant même plus notre estime. Connue sous le pseudonyme de l’expérience de la vie, la culture de la consommation se cache habilement derrière tous nos bonheurs, nos désirs et nos tristesses. L’arrêt de la roue tournante entraîne notre mort symbolique. Ainsi, nous tentons du mieux que nous pouvons de nous agripper à des bribes de notre « vitalité ». Comment ? En consommant et en produisant.

            Dans la pièce de théâtre de Samuel Beckett s’intitulant En attendant Godot, les deux personnages principaux attendent (comme le titre nous l’indique) Godot. Et lors de cette attente interminable, les protagonistes cherchent inlassablement à se distraire pour pouvoir mieux supporter le passage du temps. Notre vie est l’incarnation même de cette attente. Vivre c’est s’enfuir, c’est s’évader, c’est se distraire…de la vie.

            Lors de la pandémie, je n’avais plus la possibilité de me réfugier entièrement dans les distractions, dans la consommation, dans la production. On me parlait d’une « pause de la vie », alors que je n’avais jamais été autant confrontée à la vie et à mon existence. On me parlait d’une « pause de la vie », alors que je n’avais jamais autant vécu.

Sarine Demirjian

 

 

 

 


 

 

photo : D.R.