1 Nouvel Hay Magazine

Aux Editions Parenthèses , Yervant Odian

Je me trouvais à présent suffisamment à l’abri et je ne craignais plus d’être arrêté à chaque instant. Le lendemain, les journaux annonçaient le débarquement de l’armée anglaise aux Dardanelles et, en même temps, sa cuisante défaite et sa débâcle à l’occasion desquelles le sultan avait décidé de porter le titre de « Victorieux ».
Deux jours plus tard, la Cour martiale de Constantinople donnait un délai de dix jours aux militants hintchaks Sabahgulian et Varazdat, de Diarbékir, pour qu’ils se présentent devant elle « pour avoir osé troubler l’ordre public ».
Aux Dardanelles, les Anglais prenaient peu à peu position sur la terre ferme en livrant des combats acharnés. Au début du mois de mai, un millier de blessés étaient évacués tous les jours sur Constantinople. Enfermé dans la maison de mon ami, j’attendais jusqu’au soir son retour pour disposer de nouvelles informations, de bonnes nouvelles.
Hélas, il n’y avait rien de bon  ! Les déportés avaient été conduits à Tchanguere et à Ayach, et il n’y avait aucun espoir pour qu’ils reviennent prochainement. Après le samedi et le dimanche, de nouvelles arrestations avaient eu lieu dont le nombre s’élevait à cinquante. Parmi ces derniers figurait également Bédros Nichanian chez lequel j’avais passé la matinée de dimanche et qui avait été pris et arrêté le lendemain dans sa librairie située sur la route du Palais.
On était venu me demander une fois encore tant chez moi qu’à la rédaction du journal.
« On ignore où il se trouve, il a vraisemblablement été arrêté et envoyé au loin, avait répondu ma mère. C’est vous qui devez me donner des informations sur lui. »
Les policiers en civil étaient repartis sans avoir procédé à la moindre perquisition dans la maison.
Jusqu’à quand allais-je rester caché ainsi ? J’avais un seul espoir de salut. Il fallait que les Anglais opèrent une percée dans le détroit et entrent à Constantinople.
Les informations officielles diffusées par les journaux, bien sûr, n’encourageaient pas un tel espoir. Heureusement, Garabed agha rapportait tous les soirs des informations non officielles.
« Les bateaux de guerre anglais auraient franchi le détroit. Les Anglais auraient bombardé les Dardanelles, ils auraient pris telle fortification… »
Et en guise de conclusion  :
« Ils entreront sans doute dans Constantinople avant la fin de la semaine. »
En attendant ce jour bienheureux, enfermé dans ma chambre, je passais toute la journée à lire. Par chance, cette maison occupait une position élevée et, par la fenêtre de ma chambre, tout le Bosphore s’étalait sous mes yeux. Je voyais souvent le Goeben et le Breslau qui prenaient la direction de la mer Noire ou qui en revenaient. Nous entendions parfois, du côté de Büyükdere, des bruits de canon dus aux attaques russes.
Par deux fois, j’ai éprouvé de vives émotions dans ma cachette.
La première fois, c’était un soir, quand on frappa à la porte du jardin de la maison et voici qu’entrèrent le moukhtar du quartier, un policier et quelqu’un d’autre. J’ai cru qu’ils étaient venus me chercher. Ce n’était pas le cas, heureusement  ! Ils étaient simplement venus perquisitionner dans la maison pour rechercher des armes prohibées. La fouille donna un résultat négatif et ils repartirent sans faire attention à moi.
La seconde fois, il était près de minuit quand on donna à nouveau des coups à la porte du jardin.
Je me suis réveillé aussitôt et j’ai entendu crier « Ouvrez la porte ! »
Garabed Agha demandait par la fenêtre qui étaient ces gens et ce qu’ils voulaient.
« Ouvre la porte ! » criaient des voix en bas.
Je me suis dit qu’on venait me chercher, je suis sorti du lit et commençai à m’habiller à la hâte.
J’avais appris que quelques personnes avaient été arrêtées en pyjama et je ne voulais pas aller en prison dans une tenue si peu convenable. Garabed agha, à cet instant, s’entêtait à ne pas ouvrir tandis que les autres continuaient à frapper intempestivement à la porte au risque de l’enfoncer.
« Mais qui cherchez-vous  ? » demanda Garabed Agha par la fenêtre.
Ils acceptèrent enfin de parler et la situation se clarifia.
La maison que nous habitions était un konak turc constitué de deux parties, un haremlek et un selâmlek avec chacun leur porte d’entrée. Nous habitions quant à nous du côté du haremlek, tandis que le selâmlek avait été loué à des femmes de petite vertu. Suite aux protestations des gens du quartier, ces femmes avaient été expulsées de la maison quelques jours auparavant et la porte de la maison avait été scellée.
Ignorant tout de cette expulsion, ces messieurs venaient à présent voir leurs amies et après avoir vainement tapé à la porte du selâmlek, ils venaient frapper à la nôtre, pensant que les habitantes de l’autre maison s’étaient installées de ce côté. […]”

 

 
 
 
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