1 Nouvel Hay Magazine

L’Etat turc reste arc-bouté sur la négation du génocide arménien

Statue célébrant l'amitié turco-armenienne à Kars en avril 2009

Une « monstruosité ». D’un mot, le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, avait condamné le Monument de l’humanité, une statue colossale inachevée symbolisant la réconciliation entre la Turquie et l’Arménie, à Kars, dans l’est du pays, en janvier 2011. La sculpture a été démembrée quelques mois plus tard. Les grues sont entrées en action le 24 avril… jour anniversaire du déclenchement du génocide arménien de 1915.

A Igdir, plus au sud, le long de cette frontière close entre la Turquie et l’Arménie, une autre « oeuvre » se dresse face à Erevan, sans être inquiétée par les bulldozers : le Monument du génocide contre les Turcs, érigé à la mémoire des Turcs massacrés par des Arméniens, caricature à l’extrême le déni officiel, toujours omniprésent dans le paysage.

 Un boulevard du centre de la capitale, Ankara, et une école à Istanbul portent ainsi le nom du principal ordonnateur des crimes de 1915, Talaat Pacha, tué en 1921 à Berlin par un rescapé du génocide. Et sa dépouille, rendue par Adolf Hitler en 1943, repose dans un mausolée sur la colline de la Liberté, à Istanbul, aux côtés d’autres héros du modernisme turc.

Près d’un siècle après les faits, la Turquie refuse toujours de qualifier de « génocide » la déportation et les massacres organisés de 1 à 1,5 million d’Arméniens par le gouvernement nationaliste Jeunes- Turcs. Elle admet des « déplacements de populations » et des massacres réciproques, où 300 000 à 500 000 Arméniens périrent, dans le contexte de la première guerre mondiale.

« Il n’y a aucun génocide dans notre histoire », a proclamé récemment M. Erdogan, fidèle à la doctrine instaurée par ses prédécesseurs. La Turquie mobilise toujours d’importants moyens pour lutter contre ce qu’elle nomme « les allégations arméniennes d’un prétendu génocide ».

« La négation du génocide arménien est une industrie », lance l’universitaire Taner Akçam, l’un des premiers intellectuels turcs à avoir dénoncé la version officielle de l’histoire. « C’est une structure, une politique d’Etat de première importance, continue-t-il. Il faut réaliser que l’on n’est pas face à un simple déni, mais à un régime négationniste. La négation va bien au-delà de la défense d’un ancien régime, dont les institutions et l’idéologie se sont traduites par un génocide. Le déni nourrit jusqu’à aujourd’hui une politique d’agression continue, à l’intérieur comme à l’extérieur de la Turquie, contre tous ceux qui s’opposent à cette idéologie négationniste. »

Il suffit de naviguer sur les sites gouvernementaux turcs pour en avoir un aperçu. Celui du ministère de la culture consacre la moitié de ses dossiers historiques à la négation du génocide de 1915. Quant aux services de renseignements, le MIT, ils revendiquent eux-mêmes la filiation directe avec l’Organisation spéciale (Teskilat-i-Mahsusa), fondée en 1914 et dont le rôle fut central dans les massacres.

M. Akçam rappelle aussi la création, en 2001, par le Conseil national de sécurité, la plus haute instance constitutionnelle turque, d’un Comité de coordination de la lutte contre les accusations infondées de génocide (Asimkk), rassemblant des représentants des grands ministères régaliens (défense, justice, intérieur, affaires étrangères, éducation, culture) et des militaires.

Ce comité, mis sur pied à l’époque du vote en France de la loi reconnaissant le génocide arménien, était plus ou moins en sommeil depuis 2006, mais risque de reprendre du service.

Autre exemple de ce négationnisme d’Etat, le département de recherches arméniennes de l’Institut d’histoire turque (TTK), une institution fondée sous Kemal Atatürk et chargée de nourrir la rhétorique historique officielle.

Pour cet organe, les Arméniens de l’Empire ottoman en 1915 sont assimilés en bloc à des « traîtres » ou à des « terroristes », alliés aux troupes russes. C’est cette version de l’histoire que l’on retrouve, jusqu’à aujourd’hui, dans tous les livres scolaires, et qui baigne chaque écolier turc de la maternelle à l’université. « La Turquie a poursuivi une politique d’amnésie volontaire et de tactique dilatoire. Elle a poussé le sujet sous le tapis, prétendu qu’il n’existait pas et espéré que tout le monde aurait la mémoire courte. C’est pour cela qu’il y a tant de colère contre la France. La Turquie n’aime pas qu’on lui rafraîchisse la mémoire », estime M. Akçam.

Mais le centenaire du génocide, en 2015, approche et la Turquie s’inquiète de la campagne internationale qui s’annonce. La proposition de loi présentée en France, adoptée par l’Assemblée nationale le 22 décembre 2011 et sur laquelle le Sénat doit s’est prononcé ce lundi 23 janvier, n’en est qu’une première étape. D’autres pays pourraient à leur tour reconnaître officiellement le génocide de 1915, notamment les Etats-Unis, où la question est régulièrement soulevée.

Pour contrer ces revendications dans les pays où vivent de fortes communautés arméniennes, la Turquie ne lésine pas sur les moyens. « L’Etat déploie des ressources incalculables pour que la Turquie ne soit pas accusée de génocide », explique Samim Akgönül, professeur à l’université de Strasbourg.

Aux Etats-Unis, la puissante Turkish Coalition of America dispose de 3,5 millions de dollars par an (2,5 millions d’euros) pour financer des actions de lobbying auprès d’élus, des chaires universitaires ou des campagnes publicitaires.

En France aussi des associations et des sites Internet sont créés pour propager les thèses de l’histoire officielle. Le Fonds gouvernemental de promotion de la Turquie édite brochures et livres promotionnels. Et, pour porter le message, un comité Talaat-Pacha a été créé en 2006 autour de politiciens tels que l’ancien leader chypriote turc Rauf Denktas. Ce rassemblement nationaliste a organisé des défilés à Berlin, à Lausanne et, en 2011, à Paris.

Guillaume Perrier

Source :

Le Monde

Mais aussi :

Libération L’amitié turco-arménienne en morceaux